A L'OMBRE DE TAHA HUSSEIN

UN CITOYEN QUI S'INTERESSE A LA MARCHE DU SIECLE

samedi 12 mars 2011

FOUAD LAROUI OU LE PLAISIR DE LIRE…ET RELIRE !

Je veux consacrer ce post à la littérature (cela fait un bail que je n’ai pas abordé ce thème) et à une littérature bien de chez-nous, puisqu’il s’agit de « lui » !


Voici un Auteur Marocain (avec majuscule) que j’ai découvert récemment, et que depuis, je n’arrête pas de découvrir en continu (à travers ses œuvres que je consomme avec appétit ! Ou ses interviews que je suis assidûment avec plaisir dans le Magasine Littéraire du Maroc) en même temps que ses multiples facettes d’intellectuel « engagé », débordant de charisme, de talent, et d’appétence devinée pour l’esthétisme…

Et je ne saurais choisir lequel aspect de ses « virtuosités » j’apprécie le mieux : le littéraire, l’humoriste, le sociologue, le scientifique ou le polyglotte (que je devine, à travers ses multiples séjours et carrières en Europe : Angleterre, France, Pays-Bas, pour les plus connus).

Dire que c’est un auteur brillant serait d’un pléonasme impardonnable, mais affirmer que c’est un Intellectuel habité par d’immenses talents (où prédomine la littérature, mâtinée d'humour bon enfant), dans la lignée des grands Driss CHRAIBI ou Abdelatif LAABI, ne serait que de pure évidence.

Voici un « observateur touche-à- tout », qui scrute les sociétés, les individus, les mentalités, les cultures, tout ce qui touche en somme à la quintessence même de nos contradictions de « communautés », bien ancrées dans nos certitudes, tantôt éphémères, tantôt coriaces (mais souvent moyenâgeuses, hélas !), confrontées aux « ravages » de la mondialisation (et son corollaire sous-entendu, la laïcité) qui soufflent sur la planète, et qui provoquent des désordres dans nos comportements, suscitant le désarroi, voire parfois le ridicule!

Son style, sobre et inventif (où perce l'humour en permanence), son érudition savamment distillée dans les récits (juste comme des clin-d'oeil), le réalisme délirant (à force de pertinence dans l’analyse des situations ou la description des personnages) et subrepticement, quelque ironie prégnante de son cru (au cours du récit), bref voilà un auteur qui ne me laisse pas indifférent...

Souvenez-vous, j’ai déjà évoqué dans un précédent post, des passages sublimes de son dernier roman (nominé pour le Goncourt 2010) « Une année chez les Français ».

découvrir un tel talent (auteur contemporain d’un Maroc différent, hors clichés), m’a tellement enthousiasmé que je ne résiste pas à l’envie de vous le faire connaître (en tout cas à ceux d’entre vous qui ne l’ont pas lu encore) à travers ces fragments de textes pris au hasard de mes dernières lectures (sans aucune intention délibérée de ma part, si ce n’est l’amour d’une écriture riche en images, capable de nous surprendre par l’inventivité de son style et le réalisme des situations décrites).

                                                                      * * *

Voici donc une petite sélection de textes choisis — arbitrairement certes — qui ne donne qu’un mince aperçu sur les multiples talents de ce "jeune" écrivain moderne, aux connaissances affirmées! Jugez-en :



« Les dents du topographe » de Fouad LAROUI ; éditions EDDIF (1997) ; pages 114 et 115.

"l’œuvre du démon


Un touriste français se promène dans les rues étroites de la vieille ville de Marrakech. On lui propose des babouches, du tissu, une montre à quartz, du haschisch, un serpent venimeux, du thé à la menthe, un tablier hottentot, des tapis d’avant la peste, des tapis d’après Bert Flint. Mais il n’achète rien. Il ne veut rien. Il est là pour le plaisir. Il regarde, admire, ou n’admire pas ; il sent, il hume, il flaire. Et soudain, il flaire vraiment. Il flaire la bonne affaire, le coup gigantesque. Car que voit-il, là, dans l’échoppe d’un tailleur ? Un Chirico ! Un Chirico, dans l’échoppe d’un tailleur à Marrakech !


Coup d’œil sur le tailleur. Tout petit, mélancolique, les traits creusés, assez jeune. Il coud ensemble les morceaux de ce qui semble être une djellaba. Il finit par lever les yeux. Il voit ce touriste foudroyé, l’invite à entrer dans la boutique. Une djellaba peut-être ? Sur mesure, expédition possible aux quatre coins du globe. Mais ce touriste n’a besoin de rien, apparemment. Il entre, s’assoit et ne peut détacher son regard du Chirico. Tant et si bien que le tailleur lui demande si ça va… mais ce tableau ?


– Tu veux la peinture ? Pas à vendre, monsieur.
– Aaargh…
– Mais je te la donne, si tu veux.


Pour le coup, le touriste n’en peut plus. Peut-être rêve-t-il ? Il cherche la caméra invisible. Mais la vie, la vie continue. Le tailleur est là, la toile aussi. Surtout ne plus la regarder. Du calme, mon vieux, du calme. Ces choses-là arrivent, bordel ! Et pas seulement aux autres ! On a trouvé des Rembrandt dans des greniers… Merci, mon Dieu… Merci… Enfin ça m’arrive à moi ! Du calme…


Le touriste ferme les yeux. Il respire un grand coup. Il compte mentalement jusqu’à dix. Il pense à la mer, à une grande forêt silencieuse, à un dimanche à la campagne. Puis il ouvre les yeux et dit :


– Je veux cette toile, mais je tiens à la payer.


Il ouvre son portefeuille, prend tous les billets et les donne au tailleur. Celui-ci les prend, surpris. Il se lève et décroche la toile, qu’il tend au touriste."



Après cette entrée en matière drôle, animée, énigmatique et pour tout dire caricaturale à force de réalisme, avouez que vous êtes séduit à votre tour, et que vous en demandez encore !

                                                                          * * *
  
Voici le même auteur, dans un registre différent, plus dense, plus « dramatique » (parce que traitant d’un sujet sensible : l’amitié), mais toujours dans un style un rien nostalgique, où effleure un humour teinté d’une certaine ironie :



« De quel amour blessé », de Fouad LAROUI, Éditions Julliard, 1996, pages 34-35.

"Je n’ai pas assisté à ces petites catastrophes mais j’en ai vu les effets, au fil de mes séjours. Momo grandissait, perdait cette grâce troublante de l’adolescence qui nous ouvrait les portes de la piscine Deligny moyennant un menu bakchich. Il devenait plus encombré de son corps, de son nom, de son aspect. Les poils sur ses joues poussaient dru ; le nez s’affirma, révélant l’atavisme, le profil rapace du razzieur. Sa voix changea et il prit l’habitude d’exagérer la mue en parlant, en gueulant plutôt, une octave trop bas. Comme un rocher en porte-à-faux au bord d’une falaise, et qui chancelle, il pouvait basculer à tout moment, puis rouler jusqu’à n’importe quel point de la grève, sans qu’on puisse prévoir lequel. C’est ainsi qu’un jour, alors que je venais tout juste de m’asseoir à table pour le couscous dominical, j’eus la surprise de l’entendre m’apostropher, dans un grognement :


– Tftprièomin ?, ce qui, déroulé, voulait dire : Tu fais ta prière au moins ?


J’esquivai. Je lui demandai des nouvelles de sa collection de pierres. Il haussa les épaules. Vendue ou donnée, quelle importance… De toute façon, il ne serait pas géologue. On l’avait aiguillé sur une voie qui mène (peut-être) à des métiers, pas à des professions.


L’engouement pour la religion ne dura pas. Il essaya d’apprendre l’arabe, mais lequel ? Celui du Coran lui était aussi familier que l’idiome des Hittites… Il opta un temps pour l’identité du cow-boy Marlboro, lui qui n’avait jamais vu une plaine. Puis ce fut le premier joint roulé, les heurts avec le père, les errances dans la nuit froide, les razzias dans les caves, les mobylettes volées à défaut de chevaux…


Non, je ne parlerai plus de Momo. Je crois que je le comprenais encore, à peu près, à l’époque où je lui apprenais à nager à Deligny. Mais le Momo, pardon le Mohammed d’Ahssen, et tout ce qu’il a vécu ou rêvé, connu ou imaginé, depuis la mue de sa voix, depuis la prise de corps, l’enfermement, l’expulsion, tout cela l’a irrémédiablement détaché de mon côté du monde, comme si le temps en moi s’était figé. S’il avait su que j’allais tenter cette chronique dans laquelle une place lui était assignée, il m’aurait dit simplement :


– Sors-moi de là. Je ne suis pas un personnage de roman. Tu ne sais rien de moi.


Et il aurait eu raison."

Je vous le dis en toute sincérité, c’est un roman « savoureux » que j’ai dégusté avec un rare plaisir, tant le thème et les scènes du roman étaient cocasses ! Je ne vous en dis pas plus.

                                                                          * * *

Le roman qui suit traite un sujet sensible, l’islamisme (avec les inquiétudes souvent justifiées qu’il inspire, et les débats houleux qu’il continue de susciter dans le monde, et plus particulièrement dans les sociétés arabo-musulmanes, à travers des assertions démagogues et interprétations « orientées » ou moyenâgeuses de certains charlatans érigés en » imams "pastiches"!). Ceci est naturellement mon opinion personnelle sur ce mouvement obscurantiste que j’abhorre. Mais cet essai (et je cite) «Fouad Laroui déconstruit, chapitre par chapitre, le discours intégriste ainsi que son cortège d’interdits mensongers ». Les textes choisis évoquent deux événements qui se déroulent en deux périodes très éloignées : VIII° et 21° siècle, mais que l’auteur a réunis (quasiment côte à côte), pour souligner (selon lui) le fondement de la foi qui est (pour un bon musulman) la quête de « l’Amour » dans toute sa « Plénitude « !



"De l’Islamisme", Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux, de Fouad LAROUI, Éditions Robert Laffon, 2006, pages 74-75. 
"Amour divin
Elle erre dans les rues de Bagdad, elle porte un seau dans une main et elle brandit une torche dans l’autre. Elle crie qu’elle s’en va éteindre les feux de l’Enfer et incendier le Paradis. Que veut-elle dire exactement, cette femme qu’on imagine échevelée, exaltée, des flammes dans les yeux ? Cette folle, c’est Rabi’a al-Adawiya. Nous sommes au VIIIe siècle. Rabi’a est une esclave affranchie, ancienne joueuse de flûte, qui a renoncé aux hommes pour se consacrer à Dieu. Mais que dit-elle ? Les passants l’arrêtent, et l’interrogent. Que veut-elle dire ? Elle répond que les hommes, un siècle à peine après la mort du Prophète, n’adorent Dieu que par intérêt. Pour parler vulgairement : ils veulent sauver leur peau. Ils craignent sa colère, ils aspirent à obtenir sa grâce. Or la vraie dévotion consiste à ne l’adorer que pour Lui. Ni Enfer, ni Paradis : seul compte l’amour réciproque (hubb) entre l’homme et Dieu.


Alors, Rabi’a va éteindre l’Enfer et mettre le feu au Paradis.
Vaste programme.
C’est pourtant elle qui a raison, dans sa folie. Comparez avec Ghazali : « Celui dont l’amour de Dieu est motivé par le souhait des délices du Paradis, ses houris et ses palais, est admis au Paradis pour réaliser ses désirs, s’égayer avec des jeunes gens et prendre du plaisir avec des femmes. Ce sont là les lieux de la vie future. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Du donnant-donnant ? Fifty-fifty ? Et oui, malheureusement. Din, « religion », cela veut aussi dire : la dette.
Dommage. L’âme s’étiole dans l’égoïsme animal. Elle dépérit, elle meurt. La foi lui permet de s’épanouir vers l’absolu.
Omar Khayyam s’étonne ingénument : « On nous assure qu’il y aura un paradis peuplé de houris, qu’on y trouvera du vin limpide et du miel. Nous est-il donc permis d’aimer le vin et les femmes ici-bas si notre fin ne doit conduire qu’à cela ? »


— Tu vas trop vite, répond le prédicateur. Ajr, les bienfaits qu’on attend de Dieu, cela veut dire salaire.
Un salaire n’est jamais payé d’avance.


Dommage. Car il ne fait aucun doute que l’islam a jailli dans une totale gratuité comme toutes les fois que l’esprit humain croit effleurer la transcendance. La foi est gratuite. Ou alors ce n’est pas la foi.
Appelons cette gratuité de la foi par son nom : amour."
Pages 76-77

."Une nuit d’été, alors que je dormais sur la terrasse de notre maison dans une petite ville marocaine, je fus réveillé par le son d’un instrument de musique que je ne parvins pas à identifier. Etait-ce une flûte ? A l’époque adolescent, je ne connaissais pas Rabi’a, mais j’aime aujourd’hui à croire que c’était elle qui par-delà les siècles et les espaces me réveilla… Quoi qu’il en soit, j’ouvris les yeux et je vis la voûte étoilée, des millions de poinçonnements qui semblaient vibrer dans le noir bleuté de la nuit. Ils ne me disaient pas l’infini du monde et la misère de ma vie de pauvre ciron mortel ; au contraire, ils me révélaient la profonde unité de l’existence. Le son de l’instrument s’atténua et une voix s’éleva, en provenance du minaret qui se trouvait à quelque distance de notre maison. Je ne sais qui avait pris possession du minaret ni pourquoi. En tout cas, ce n’était pas le prédicateur. C’était un djinn, me dit ma cousine le lendemain quand je lui racontai l’anecdote. Je haussai les épaules. Je ne crois pas aux djinns mais je sais ce qu’est un rêve. Cette voix dans la nuit avait d’extraordinaires inflexions et ce qu’elle récitait, c’était un poème, des mots simples qui mettaient en musique l’extraordinaire spectacle des étoiles au-dessus de ma tête. L’instant était éblouissant mais surtout, il me révéla le sens du mot plénitude. Cette voix qui psalmodiait le sens du monde qui scintillait tout autour, cela suffisait pour être heureux.
Ce qu’on appelle le monde, c’est-à-dire les biens matériels et les gens de rencontre, on peut y renoncer quand on est dans la plénitude. Sur ma terrasse, j’étais dans le désert, j’étais dans une grotte, dans un canyon égaré.
Je comprenais la folie des renonçants."



Appréciez ces « intrusions »que nous autorise l’auteur (par petites bribes) dans son « moi » intérieur pour nous dévoiler les intimes questionnements que lui suggèrent certains rituels religieux dont il n’intègre le sens qu’au deuxième degré ! (rapport à sa laïcité proclamée et assumée).

                                                                              * * *

Le dernier « roman » que je viens de lire est plutôt un recueil d’anecdotes drôles, cocasses, souvent pathétiques, qui révèlent (avec ironie souvent, mais avec indulgence aussi) l’état d’esprit de générations de Marocains installés aux Pays-Bas, partagés entre les traditions culturelles — religieuses — de leurs parents et les modes de vie du pays qui les a adopté comme citoyens à part entière. Je n’ai pas passé plus de 3 jours pour en venir à bout ! C’est vous dire combien c’était «
savoureux » !



« Des Bédouins dans le polder », Histoires tragi-comiques de l’émigration, de Fouad LAROUI, Éditions Le Fennec, 2010, pages 63-64-65
"Merci, Jésus !
J’étais en train de regarder un match de football, à Groningue, quand tout à coup… Bon, vous vous doutez maintenant de ce qui s’est passé, vu que je l’ai annoncé urbi et orbi. Mais c’était tout de même extraordinaire. A un certain moment, donc, un jeune joueur marocain du nom de A.— retenez ce nom, ou plutôt cette initiale, le bonhomme a énormément de talent — marque un but pour l’équipe de T. Joie et jubilation dans le cœur simple de l’avant-centre — et le voilà qui fait le signe de croix sur sa poitrine ! Il faut dire que c’était le troisième but du onze de T. et que les deux premiers avaient été marqués par deux chrétiens pur jus qui s’étaient signés à qui mieux mieux pour remercier Jésus de les avoir aidés à marquer un but. L’un était brésilien et l’autre vaguement latino : on sait l’exubérance de la foi de ces sympathiques peuplades, et leur signe de croix n’avait rien que de très normal.


Mais pour en revenir à A., né natif du Rif ou de régions circonvoisines, on voit mal en quoi il devait rendre hommage à Jésus plutôt qu’à la douzaine d’autres prophètes dûment homologués par le Coran. Pourquoi ne pas remercier Jonas, en imitant le cri de la baleine, ou Noé, en beuglant comme la sirène d’un paquebot ? Pourquoi pas Abraham, en feignant d’égorger quelqu’un ? Surtout, pourquoi ne pas tout simplement saluer le révéré sidna Mohammed, le sceau des prophètes ? Ou bien Dieu lui-même — mieux vaut s’adresser à lui qu’à ses saints — en lançant un Allah akbar ! à  me faire trembler les fondations du stade de Groningue ?


Il semble que le jeune A. se soit tout simplement trompé. Non seulement il s’est laissé influencer par les deux buteurs qui l’ont précédé, mais il a tellement l’habitude de voir son idole Ronaldinho se signer après avoir propulsé le ballon dans la cage qu’il confond le signe de croix avec un geste cabalistique. Après tout, l’équipe de France de la grande époque avait instauré un rituel d’avant-match encore plus étrange, qui consistait à déposer des bisous goulus sur le crâne rasé du keeper Barthez. Et c’est comme ça qu’elle est devenue championne du monde. Étonnant, non…"


Il y a dans ce recueil des dizaines d’histoires marrantes, voire hilarantes, toutes inspirées de « faits réels », dont l’auteur affirme avoir été « témoin » (enfin plus ou moins) au cours de ses pérégrinations aux Pays-Bas. Un régal je vous dis !

                                                                    * * *

Pour clore avec ces extraits de textes qui présentent succinctement les différents registres d’un auteur littéraire moderne et talentueux, archi-reconnu par ses pairs, qui peut susciter des sentiments contrastés (où la reconnaissance l’emporte sur l’agacement !) du fait même de la pertinence de ses analyses, de ses jugements…sur une société (une culture ?) qui, malgré les « mille » contradictions qui l’agitent (que ce soit en surface ou en sous-terrain), n’en occupe pas moins une place importante dans son cœur ! Donc, dis-je, pour clore ces extraits de textes, je vous invite à lire cet entretien publié par le MLM (dans sa dernière livraison), et qui pourrait être un ultime coup d’éclairage sur un auteur qui semble, tel un Zadig, avide de savoirs, mais sous le charme « irrésistible » des contradictions de son époque !





« Le Magazine Littéraire du Maroc » (mlm), N° 6, Hiver 2010, Entretien avec Fouad LAROUI, propos recueillis par Abdesselam CHEDDADI, pages 9-10


"Tu te places souvent là où l’on t’attend le moins : tu romps une carrière toute tracée comme ingénieur pour recommencer des études d’économie ; après l’obtention d’un doctorat dans cette discipline, au lieu de t’engager dans une carrière d’économiste, tu préfères te lancer dans celle d’un écrivain. As-tu un penchant particulier pour le paradoxe ?



En fait, il s’agit de ce qu’on pourrait appeler un complexe « faustien » : l’envie pathologique de tout savoir, de tout comprendre. Quand j’ai commencé à travailler comme ingénieur à l’OCP, à Khouribga, je me suis aperçu que je faisais un travail passionnant, où j’apprenais à mieux connaître mes compatriotes, de mon collègue ingénieur à l’ouvrier au fond de la mine. Mais en même temps, je ne progressais plus dans d’autres domaines. On était mobilisés de 7 heures du matin à 7 heures du soir. Et ensuite, il fallait jouer au basket-ball ; un ordre du chef de zone pour qui les ingénieurs devaient faire du sport, être en bonne forme physique, et aussi développer un esprit de groupe. Tout cela était bel et bon, très stimulant, mais je n’ai pas réussi à lire un seul livre à Khouribga. Et encore moins à Casablanca quand j’ai été muté à la direction commerciale. Bref, je suis parti, j’ai tout repris à zéro et j’ai commencé des études d’économie pour comprendre le monde. Vaste ambition ! Après le doctorat, j’étais capable d’expliquer les crises économiques, le système financier, les facteurs de production, Keynes et Milton Friedman… Mais l’homme dans tout ça ? Homo oeconomicus est une caricature… J’ai eu envie d’aller regarder du côté des sciences humaines.


Peut-on parler d’une contradiction en toi, ou du moins d’une tension entre « le scientifique » et « le littéraire » ? Dans quelle mesure ton côté « scientifique » influe-t-il sur ton côté « littéraire » ?


Je ne vois pas la contradiction. Tout de même, n’oublions pas que de grands savants comme Ibn Tofayl, Descartes ou Leibniz étaient aussi capables de bien tenir la plume. Voltaire pouvait expliquer en détail les travaux de cosmologie de Newton… Ce n’est que plus tard, me semble-t-il, quand le savoir est devenu cloisonné, au XIXème siècle, que les sciences « dures » et les humanités se sont séparées. Je le regrette. Il y a de la poésie dans les maths, dans la physique. On y trouve même des horreurs de science-fiction, comme le monstre de Weierstrass, une fonction partout continue mais nulle part dérivable : ça semble impossible, c’est effrayant, mais ça existe. On dirait que Frankenstein s’est mis à faire des maths. Ou alors les courbes de Peano, qui ne sont en fait ni des courbes ni des surfaces mais quelque chose entre les deux : inconcevable et inquiétant. Et puis il y a la beauté des fractales de Mendelbrot. En ce qui me concerne, l’influence dont tu parles est évidente : mes romans sont conçus comme des démonstrations. Chaque chapitre est une étape de la démonstration jusqu’à l’établissement du théorème. Le dernier, Une année chez les Français, démontre en une vingtaine de chapitre, que la bonne distance vis-à-vis de l’Autre n’est ni zéro, comme le croit un moment le petit Mehdi, ni l’infini, comme le veulent d’autres. Entre le zéro et l’infini, la bonne distance est à trouver pour chacun, en fonction de ce qu’il veut de la vie. Chraïbi aussi était influencé par sa formation scientifique. Il suffit de relire Le Passé simple pour s’en rendre compte : sa structure est celle d’une réaction chimique, avec les éléments de base le catalyseur, l’explosion, les produits de la réaction, etc."

Que puis-je dire en conclusion, sinon que je me sens "très proche" de Fouad LAROUI, dont tout le parcours et la personnalité "me parlent"...comme en échos! D'où mon intérêt spontané pour ses œuvres  Ses longs séjours en Europe, ses regards croisés sur l'Occident et l'Orient Arabe (qui lui permettent de garder une certaine lucidité dans ses engagements devant le fatras du siècle!), ses goûts littéraires dévoilés subrepticement dans ses textes, sa timidité non feinte face aux "donneurs de leçons" médiatisés, bref tout un ensemble de qualités (culture, humanisme, sincérité et probité intellectuelle) que j'ai l'insigne honneur de partager avec lui (toutes proportions gardées naturellement) font que j'ai de l'admiration-mesurée mais réelle-pour notre intellectuel national, bardé de diplômes, nourri de connaissances universelles, prisé et reconnu par le milieu littéraire national et international (grâce aux traductions de ses oeuvres), et néanmoins modeste citoyen, et contributeur généreux à la circulation des Idées dans le Maroc moderne.

 

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